Absentéisme et organisation du travail
La Missive de Gestion Attentive, proposition d'article par Grégor Bouville.
L’absentéisme croissant des salariés dans les années 2000 n’est pas du à leur mauvaise volonté mais découle directement de l’organisation et des conditions de travail. C’est la démonstration faite par la thèse en sciences de gestion de Grégor Bouville.
Notre thèse (1) part du constat que, dans les sphères professionnelle et médiatique, l’augmentation de l’absentéisme est de plus en plus souvent attribuée à un développement de comportements abusifs de salariés s’absentant pour leur « bon plaisir ». Le paradigme dominant dans la littérature managériale sur l’absentéisme (Johns, 2001) est le Withdrawal Model (ou modèle du retrait), selon lequel l’absence est avant tout un comportement volontaire expliqué par des facteurs attitudinaux (par exemple, une insatisfaction au travail ou un manque d’implication au travail). Partant de cette idée reçue, la principale solution le plus souvent avancée pour lutter contre l’absentéisme est un renforcement des contrôles médicaux des absences pour maladie.
L’objet principal de la thèse est de démontrer que l’évolution ascendante de l’absentéisme maladie n’est pas le fruit d’un développement de comportements déviants de salariés intrinsèquement malhonnêtes mais trouve son origine dans de nouvelles formes d’organisation du travail délétères et dans des conditions de travail dégradées.
L’organisation du travail, entendue comme la manière dont le travail est divisé et coordonné dans l’entreprise (Barreau (2), 2005), a connu de profonds bouleversements au cours de ces dernières années. Au modèle de l’organisation scientifique du travail de Taylor, dominant pendant la première moitié du vingtième siècle, a succédé dans les années 1990 une nouvelle forme d’organisation du travail, la lean production. Celle-ci trouve son origine dans le toyotisme et se caractérise par une organisation de la production en flux-tendu et par une volonté de produire au plus juste. Elle a contribué à introduire dans la période récente un certain nombre de pratiques qui ont transformé les organisations du travail : polyvalence, démarche de qualité totale, juste-à-temps. Une évolution importante apportée par l’organisation en lean production concerne l’intensification du travail. Ainsi, les salariés travaillant dans des organisations du travail en lean production déclarent beaucoup plus souvent être soumis à un rythme de travail trop rapide, comparativement aux salariés travaillant dans des organisations du travail tayloriennes. De même l’introduction dans les organisations, via la lean, du management de la qualité totale a densifié le travail. La densité du travail correspond au fait qu’une même tâche conduit dans sa réalisation à effectuer en parallèle d’autres micro-tâches. Ceci est par exemple le cas lorsque le salarié doit non seulement effectuer une action mais, dans le même temps, en rendre compte dans des documents de reporting (Ughetto (3), 2007). La montée de la lean production, la dégradation des conditions de travail créent un contexte nouveau, selon nous, favorable à la montée de l’absentéisme. Afin de tester cette dernière hypothèse, nous avons réalisé simultanément une analyse quantitative basée sur une enquête nationale représentative de la population salariée française (l’enquête Sumer (4) 2003) et une étude de cas longitudinale dans un établissement de maintenance ferroviaire.
Les « ressources de l’emploi »
L’analyse quantitative montre que l’intensification et la densification du travail, la faible variété des compétences mobilisées dans son travail, le manque de ressources de l’emploi, ainsi que des conditions de travail dégradées (tensions avec le public, agressions physiques ou verbales, postures douloureuses, expositions à des radiations…) sont des facteurs importants d’absentéisme. La recherche souligne aussi l’intérêt de développer des ressources de l’emploi. Par ressources de l’emploi, nous entendons les moyens cognitifs (une formation suffisante et adaptée), informationnels (des informations claires et suffisantes) et humains (un nombre de collègues ou de collaborateurs suffisant) à la disposition du salarié, lui permettant d’accomplir son travail, correctement et dans les délais fixés. En outre, l’étude remet en question deux idées reçues sur l’absentéisme des salariés français.
La première idée reçue voudrait que l’absentéisme soit essentiellement dû aux comportements déviants de salariés « tire-au-flanc ». Cette approche de l’absentéisme en tant que comportement déviant contribue à justifier l’intensification des contrôles des arrêts de travail. L’analyse quantitative montre, au contraire, que la forme d’absentéisme la plus susceptible d’être interprétée comme un comportement déviant (c’est-à-dire un absentéisme fait d’absences fréquentes et de courte durée) est minoritaire. Si les salariés s’absentent, c’est en grande partie pour des problèmes de santé et plus spécifiquement pour des problèmes de santé au travail, eux-mêmes, liés à l’organisation et aux conditions de travail, fortement transformées au cours des dernières décennies.
La seconde idée reçue attribue les causes de l’absentéisme au travail à des facteurs individuels (âge, genre, ancienneté, catégorie socio-professionnelle, fonction exercée, statut de l’emploi) sur lesquels le gestionnaire n’aurait aucune prise. Or, les résultats quantitatifs montrent qu’à organisation et conditions de travail identiques, ces facteurs individuels ne jouent que marginalement sur l’absentéisme.
L’organisation plus que les conditions
L’étude de cas a été réalisée dans un établissement de maintenance ferroviaire car l’une des unités de production de cet établissement a connu un changement organisationnel en 2006, impliquant autant l’organisation du travail (transformation d’une organisation en groupes semi-autonomes en une organisation lean production) que les conditions physiques de travail (c’est-à-dire les pénibilités physiques et l’environnement physique). Ce cas permet d’analyser l’influence d’un changement simultané de l’organisation du travail et des conditions de travail sur l’absentéisme. Ce changement organisationnel a été suivi d’une forte augmentation des troubles musculo-squelettiques (TMS) et du taux d’absentéisme. L’étude de cas souligne le rôle essentiel de l’organisation du travail, au-delà d’une amélioration de l’environnement physique de travail ou d’une diminution des pénibilités physiques. Les résultats montrent en effet que l’amélioration des conditions physiques de travail ne produit pas d’effet positif sur l’absentéisme si dans le même temps l’organisation du travail se dégrade.
Pour une stratégie préventive organisationelle
Notre recherche ne se veut pas strictement théorique. En effet, une des caractéristiques des sciences de gestion, qui la distingue des autres sciences sociales, est sa visée propositionnelle (Martinet, 1990 (5)). Louart et Penan (2000, p.11 (6)) plaident en faveur d’une implication raisonnée des chercheurs en sciences de gestion, « autrement dit de l’acceptation d’un lien, même relatif, entre science et intervention ». Nous avons donc croisé les résultats de nos analyses quantitative et qualitative de manière à proposer un ensemble d’implications managériales. Il nous est apparu opportun de mettre en place une stratégie préventive organisationnelle visant à atténuer l’absentéisme. Elle est axée autour de trois types d’action : la création de commissions (dans les établissements ne disposant pas de CHSCT) chargées des questions de sécurité, de santé, d’organisation et de conditions de travail, composées de salariés et de leurs représentants ; l’amélioration des conditions de travail (pénibilités physiques, pénibilités mentales, environnement physique de travail) et de l’organisation du travail (contenu du travail, coordination du travail, organisation des horaires de travail, intensité du travail) ; la création de tableaux de bord sociaux intégrant des indicateurs de mesure précis de l’organisation du travail, des conditions de travail et des ressources de l’emploi, ainsi qu’un indicateur qualitatif de l’absentéisme associant la fréquence et la durée des absences.
En conclusion, cette thèse a modestement contribué à éclairer le phénomène complexe et actuel qu’est l’absentéisme en adoptant une approche interdisciplinaire. Surtout, elle a tenté de démontrer que loin d’une vision réductrice assimilant l’absence maladie à un comportement déviant, le regain observé d’absentéisme est avant tout lié à un développement de nouvelles organisations du travail délétères et à des conditions de travail dégradées. Lutter contre l’absentéisme par un renforcement des contrôles médicaux constitue une solution illusoire évitant de « soigner » à la racine ce « syndrome organisationnel ».
(1) Bouville, G. (2009). L’influence de l’organisation et des conditions de travail sur l’absentéisme. Analyse quantitative et étude de cas, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion, Université de Rennes 1.
Lien vers site de l’auteur : basepub.dauphine.fr/browse
(2) Barreau, J. (2005), Gérer le travail, Rennes, PUR.
(3) Ughetto, P. (2007), Faire face aux exigences du travail contemporain, Lyon, Anact.
(4) L’enquête SUMER (Surveillance médicale des risques professionnels) 2002-2003 a été lancée conjointement par la DARES et la Direction des Relations du Travail du Ministère de l’emploi, de la cohésion sociale et du logement. SUMER 2002-2003 est une enquête transversale sur 49 984 salariés tirés au sort qui fournit une évaluation des expositions professionnelles des salariés, de la durée des ces expositions et des protections collectives ou individuelles éventuelles mises à disposition.
(5) Martinet, A.C (1990), Epistémologie et sciences de gestion, Paris, Economica.
(6) Louart, P., Penan, H. (2000), « La valeur des connaissances en sciences de gestion », Revue de Gestion des Ressources Humaines, 35, p.2-19.
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