Comment bien lire les chiffres ?
Nombres de personnes infectées, nombres de morts, R0, comparaison des chiffres entre pays… la crise de la Covid-19 a permis la production d’une multitude de tableaux de bord et d’analyses chiffrées permettant de suivre et commenter la situation. Pour autant, les chiffres ont ouvert autant de questions qu’ils ont résolu de problèmes. Il en découle une suspicion généralisée sur la classe politique qui les a utilisés et sur les producteurs de chiffres.
Les chiffres sont utiles pour prendre des décisions, dire le « vrai » et trancher des débats. Il ne faut toutefois pas penser qu’ils sont infaillibles. Ils incorporent une marge d’incertitude et de relativisme qu’il est nécessaire de comprendre et d’évaluer, au risque sinon de commettre de graves erreurs.
5 facteurs à considérer avant d’utiliser un chiffre
Les chiffres peuvent être sciemment manipulés par des acteurs à des fins de tromperie. Cela peut venir d’une autorité politique ou de simples acteurs de terrain.
Le chiffre est construit. L’obtenir nécessite de faire des hypothèses sur :
- La nature des catégories à additionner (par exemple faire une catégorisation des urbains/non-urbains ce qui comporte des zones de flous),
- Les catégories que l’on décide d’inclure ou d’exclure du calcul (compte-t-on les salariés en longue maladie dans les effectifs ?),
- La manière dont se font les calculs (par exemple, comment répartir une dépense commune entre deux produits, plusieurs solutions sont possibles).
Le chiffre dépend de la qualité de sa source. Cela pose la question de savoir qui a saisi le chiffre (le bon connaisseur d’un système ne comptera pas de la même manière qu’un novice), comment le chiffre a-t-il été collecté (instrument de comptage qui incorpore lui-même des imprécisions, méthodologie de collecte de l’information qui a sursimplifié la réalité). A l’heure du big data et de l’intelligence artificielle, la qualité du chiffre devient encore plus importante.
Le chiffre offre plusieurs lectures possibles. En fait, son interprétation est une convention comme l’a souligné Desrosière. Il est souvent possible de faire dire quelque chose et son contraire à un chiffre. Au milieu des années 2000, le Parlement avait souligné comment l’indicateur « contrôle de taux d’alcoolémie au volant » était interprété différemment par la Police (plus le taux est élevé mieux c’est) et la Gendarmerie (plus le taux est faible, mieux c’est).
L’interprétation du chiffre dépend de nos capacités cognitives. Si le chiffre résume une situation, il trahit aussi cette situation car il la simplifie à l’extrême. Déplier la signification et le contexte d’un chiffre pour capter la réalité demande alors une réelle expertise de la nature de la réalité étudiée et un bel effort intellectuel que nous sommes bien peu à réaliser comme l’ont montré Kahneman et Tversky dans leurs travaux sur la finance comportementale.
Management par les chiffres : des limites qui restent encore à découvrir
Les inventeurs du management par les chiffres comme Peter Drucker, avaient déjà largement prévenu des limites des raisonnements chiffrés. Sans parler bien sûr des innombrables écrits en sociologie, économie, philosophie sur le même sujet. En management, la sécurité a déjà posé depuis longtemps les conditions de lecture des chiffres. Ainsi, la pyramide des risques de Bird (représentée ci-dessous) nous a sensibilisés au fait que la mesure des quasi-accidents n’avait pas la même précision que la mesure du nombre de morts par accidents du travail.
C’est toutefois bien les actions concernant la première mesure « comportements à risque » qui permettent de faire baisser la seconde métrique « soins ou presque accident ». L’incertitude ne doit pas alors empêcher l’action. De la même manière, on sait depuis longtemps qu’un coût juste n’existe pas mais qu’il n’est qu’une opinion. Que n’entend-on toutefois en cours ou en entreprise sur des coûts affichant des précisions déraisonnables de deux chiffres après la virgule.
Le travail d’apprentissage de la lecture et de l’interprétation des chiffres, en gestion ou ailleurs, reste un défi pour construire des sociétés plus sages et plus démocratiques.
A propos de l'auteur
Nicolas Berland, Professeur des Universités et Directeur de l'Executive MBA Dauphine.
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